Les émotions influencent directement nos capacités de mémoire, d’attention et d’apprentissage. Comprendre leur rôle et apprendre à les réguler permet d’améliorer la concentration, la confiance et la performance mentale au quotidien comme en entraînement ou en compétition.

Dans les sports de mémoire (concours de mémorisation, championnats de “memory sport”, défis cognitifs en compétition), l’enjeu n’est pas seulement “savoir mémoriser”, mais de le faire dans des conditions de pression. Or, l’émotion est inévitable dans ces contextes : l’appréhension avant l’épreuve, la frustration lorsqu’une session tourne mal, l’excitation du chrono…
Beaucoup d’athlètes cherchent à “faire comme si” il n’y avait pas d’émotion — une espèce de froideur porteuse d’efficacité. Mais c’est une illusion risquée. Les émotions, bien qu’elles puissent déstabiliser, sont aussi des signaux internes puissants. Le problème n’est pas leur présence, mais leur gestion.
L’objectif de cet article est de creuser cette tension entre émotion et automatisme cognitif, de proposer des clés pour mieux “naviguer” émotionnellement dans les épreuves de mémoire, et d’exposer les travaux scientifiques qui soutiennent ces idées.
Le rôle des émotions dans la cognition
Interaction émotion – cognition
Il ne s’agit pas d’opposer émotion et réflexion : les recherches actuelles montrent que émotion et cognition sont profondément imbriquées. Par exemple :

- Les émotions modifient notre attention, notre captation d’information, ce qu’on perçoit comme saillant dans une scène. Swiss Medical Weekly
- Elles influencent la mémoire : un événement émotionnel est souvent mieux consolidé, mais la surcharge émotionnelle peut nuire à la mémoire de travail ou aux processus exécutifs. PMC
- Le stress, l’anxiété ou l’émotion négative intense perturbent les fonctions exécutives (inhibition, planification, flexibilité cognitive) — ce sont précisément les processus nécessaires pour anticiper, réajuster ou corriger une stratégie de mémorisation. Frontiers
Autrement dit : quand une émotion “monte”, elle ne se contente pas d’ajouter du bruit, elle peut réorienter le traitement cognitif, parfois vers des priorités de survie ou de gestion du stress plutôt que vers le défi mémoriel.
Une expérience récente (Yang et al., 2023) montre que les émotions extrêmement négatives ralentissent la performance cognitive de manière notable, notamment sur des tâches exigeant de la vitesse de réponse et du contrôle mental. ScienceDirect
Régulation émotionnelle : entre effort et surcharge
On ne peut pas laisser les émotions “faire leur job” sans interface : le cerveau est doté de mécanismes de régulation émotionnelle, c’est-à-dire de contrôles internes (et parfois conscients) qui moduleraient l’intensité ou l’expression d’une émotion. PMC
Mais ce contrôle n’est pas gratuit :
- Réguler (par exemple en refouler l’expression, en se concentrant sur autre chose) mobilise des ressources cognitives. Si l’effort est trop élevé ou répété, cela peut conduire à un épuisement du contrôle (failure de régulation) SpringerLink
- Chez de jeunes adultes, la recherche a observé que la régulation émotionnelle peut interférer avec la performance cognitive, notamment lorsqu’elle est trop active ou mal adaptée. PMC


- À l’inverse, une bonne capacité de contrôle cognitif (inhibition, fonctionnement exécutif) est corrélée à une meilleure régulation émotionnelle — on retrouve là un lien bi-directionnel. ScienceDirect
En bref : le cerveau “embarque” émotion et cognition dans un même bateau, et plus l’émotion est forte, plus la tâche de navigation devient ardue.
Vers une architecture cérébrale “hiérarchique”
La hiérarchie cérébrale pourrait ainsi être décrite : fonctions vitales / émotion / cognition consciente.
Trois “étages”, mais avec des interactions
Niveau “automatique / vital / implicite”
C’est le niveau des fonctions physiologiques (respiration, rythme cardiaque), mais aussi des compétences bien internalisées, de l’habitude. Les comportements au niveau inconscient ou procédural font partie de cet étage.
Système émotionnel / affectif
Ce niveau génère des réactions (stress, peur, excitation) via des structures comme l’amygdale, l’insula, les systèmes de neurotransmetteurs (noradrénaline, cortisol, etc.). Ces réactions visent à orienter l’attention, mobiliser des ressources, ou protéger l’organisme.
Fonctions exécutives / cognitives supérieures
Corticales, localisées notamment dans le cortex préfrontal (dorsolatéral, ventromédial, orbitofrontal), elles permettent la planification, la régulation, la flexibilité mentale, le raisonnement abstrait.
Quand le niveau émotionnel devient trop actif, il peut “masquer” ou inhiber l’accès aux fonctions exécutives — on retombe alors dans la “réaction”, dans des automatismes anciens, ou dans l’incapacité de redresser le cap.
C’est le “freeze” : lorsque l’émotion fait écran, le cortex préfrontal est relégué, on “réagit” plutôt que de “penser”.
Les neurobiologistes montrent que sous stress aigu, l’activation de l’amygdale et du système limbique module (souvent négativement) les circuits de la mémoire de travail et du contrôle exécutif. Frontiers

Tilt, accumulation émotionnelle, et “poids de fond”
La notion de tilt est très importante en compétition cognitive : un moment où l’on perd la maîtrise, où la frustration, l’impatience ou l’échec accumulé prennent le dessus.
Mécanique du tilt dans les sports de mémoire
- Accumulation émotionnelle : chaque petite frustration, chaque session “ratée”, chaque erreur non digérée se superpose. Ce n’est pas nécessairement l’échec du moment qui déclenche le tilt, mais l’effet cumulatif du stress non maîtrisé.
- Épuisement de la volonté / de la régulation : réguler sans cesse demande un effort mental constant. Ce mécanisme de “réserve cognitive” finit par porter atteinte à la qualité du contrôle émotionnel.
- Dérive cognitive : lorsque la régulation lâche, les émotions prennent le dessus, le raisonnement se brouille, les décisions deviennent impulsives. Le joueur peut “pivoter” vers des stratégies inefficaces, réciter des listes en vrac, sauter des étapes…
- Reset : souvent, le joueur abandonne sa partie ou s’arrête. L’émotion retombe, la volonté se ressource. Mais le hiatus ne garantit pas que tout est réglé — le “bagage” émotionnel reste.
Ce phénomène correspond bien aux observations empiriques en sport, poker, jeux d’échecs : la “tiltabilité” est un marqueur de la fragilité émotionnelle sous pression.
Bagage émotionnel et sensibilité accrue
Même après que les émotions “du moment” soient dissipées, un joueur peut garder une empreinte émotionnelle (peur d’échouer, trauma d’une grosse contre-performance, autosabotage). Cela crée une sensibilité à la réactivation : une petite frustration “réveille” le volcan.
Ce phénomène est comparable aux concepts de “rumination émotionnelle” en psychologie, où des émotions non résolues continuent d’influencer les pensées et la performance ultérieure.

Quand l’émotion devient une alliée : l’optimal de la performance
Une idée centrale à défendre est que l’émotion, dans des dosages modérés, n’est pas une ennemie — elle est même indispensable à la motivation, à l’activation cognitive, à l’engagement.
La loi de Yerkes-Dodson revisitée
La fameuse loi de Yerkes–Dodson postule une relation en U inversé entre l’éveil (arousal) et la performance : jusqu’à un certain seuil, une montée d’activation (stress modéré, excitation) aide à la performance ; au-delà, cela la dégrade. Simply Psychology
- À faible activation : peu d’intérêt, motivation faible, esprit “tiède”.
- À activation optimale : état d’alerte, concentration accrue, effort mobilisé.
- À activation excessive : surcharge cognitive, distraction, panique, effondrement.
Mais cette loi n’est pas universelle ni stricte — elle dépend fortement de la complexité de la tâche : pour des tâches simples ou automatisées, un niveau élevé d’activation peut encore être tolérable ; pour des tâches complexes (comme mémoriser sous pression), la marge est plus étroite. Wikipedia
Les neurosciences ajoutent une nuance : l’effet de l’excitation (stress, cortisol) sur la mémoire suit également une courbe en U, avec un optimum physiologique (notamment pour la consolidation) et des effets délétères en cas d’excès. PMC

Adaptation individuelle et “zone optimale”
Le point optimal d’émotion n’est pas le même pour tous. Plusieurs facteurs modulent la “zone de performance” :
- Le niveau d’entraînement / automatisation : plus vos techniques de mémorisation deviennent automatiques, plus vous pouvez tolérer une activation émotionnelle sans lâcher le contrôle.
- Le tempérament : certains sont naturellement plus “émotifs”, plus sensibles au stress ou plus résilients.
- Le contexte compétitif, la pression sociale, l’enjeu (argent, prestige) influent aussi sur l’activation émotionnelle.
Donc le but n’est pas d’éradiquer l’émotion, ni de la fustiger, mais de la calibrer — tenter de rester dans sa “zone optimale”.
Stratégies pour “naviguer” ses émotions en compétition cognitive
À partir de ces éléments, voici des pistes concrètes (avec appuis théoriques) pour que l’émotion soit un allié plutôt qu’un saboteur :
1. Automatisation, routinisation, “muscle mémoriel”
L’idée est de rendre autant que possible les routines (mémorisation, rappel, checks) inconscientes, afin qu’elles ne nécessitent pas un contrôle conscient lourd quand l’émotion monte.
- En psychologie de la performance, le but est de transférer les compétences vers le “système implicite” pour les protéger de l’influence émotionnelle.
- Cela correspond l’idée de “compétence inconsciente” : plus le geste mental est internalisé, moins il est vulnérable.

2. Ancrages émotionnels modérés et “pré-épreuves calibrées”
Avant une compétition, des exercices d’activation (petits défis, mini-stress contrôlé) peuvent “pré-formater” l’état émotionnel, afin d’éviter une montée brutale. On appelle parfois cela la répétition sous stress progressif.
Par exemple, simuler des conditions de pression, imposer des contraintes de temps, ou faire quelques rounds “fantômes” pour aiguiller le cerveau vers l’activation optimale.
3. Techniques de régulation adaptatives
Plutôt que de viser une “absence d’émotion”, on adopte des stratégies de régulation qui ne vident pas le coffre cognitif.
Quelques-unes :
- Recentrage / recadrage cognitif (“reappraisal”) : relire mentalement une situation stressante dans une perspective moins menaçante (ex. : “ce n’est qu’un entraînement”, “c’est une occasion d’apprendre”). L’acceptation plutôt que la suppression est une stratégie plus économique cognitivement.
- Mindfulness / pleine conscience / respiration consciente : ramener l’attention sur le moment présent réduit la dérive émotionnelle.
- Micro-pauses : couper mentalement deux secondes, respirer, relâcher les épaules, regarder ailleurs — un “reset cognitif”.
- Auto-dialogue stratégique : phrases courtes (ex. “calme”, “focus”, “une étape à la fois”) pour activer le cortex préfrontal.
- Accepter l’émotion : reconnaître son stress ou sa frustration comme signal, sans jugement. Cette reconnaissance favorise la réactivation de la pensée contrôlée.
Ces stratégies doivent être exercées à l’avance, dans l’entraînement, pour qu’elles deviennent partiellement automatiques en compétition, et pour minimiser leur coût cognitif.

4. Gestion de charge émotionnelle “hors compétition”
Pour ne pas arriver “chargé” émotionnellement le jour J :
- Débriefing régulier : après les sessions ou les compétitions, noter les émotions vécues, identifier les déclencheurs, en faire le “bilan émotionnel”.
- Techniques de “drainage émotionnel” : sport léger, méditation, journal intime, visualisation positive.
- Maintien d’un bon équilibre de vie (sommeil, nutrition, relations sociales) pour limiter le stress de fond.
5. Auto-monitoring et signal d’alerte
Mettre en place des signaux (“baromètres émotionnels”) : à quel moment ressens-tu impatience, colère, doute ? À quel moment la concentration se fragilise ? En repérant tôt ces signaux, on peut activer des stratégies de régulation avant que la pente ne devienne glissante.
Tu peux par exemple attribuer des “scores émotionnels” après chaque session (de –5 à +5) ou repérer des patterns (quand c’est le chrono, ou une erreur majeure, etc.).

Limites, défis et nuances
Pour être complet, il faut souligner les limites et les points d’inflexion :
- La variabilité individuelle : la “courbe” d’arousal est différente selon les personnes, les circonstances, la fatigue, l’enjeu — on ne peut pas imposer une “zone optimale” universelle.
- La loi de Yerkes–Dodson n’est pas une loi gravée : elle reste un modèle heuristique. Des critiques soulignent que l’activation n’est pas un simple continuum linéaire, que la relation est contextuelle, non stationnaire, et que d’autres modèles plus nuancés (modèles de ressources multiples, modulations par la motivation, etc.) sont souvent plus appropriés. The Learning Scientists
- Coût cognitif de la régulation : si vous dépensez trop d’effort à “tenir vos émotions” au lieu de faire le travail de mémoire, cela peut être contreproductif.
- Risque de “focalisation négative” : en devenant trop attentif à vos émotions pour les réguler, vous pouvez créer un parallélisme mental qui parasite la tâche principale (ce qu’on appelle “métacognition intrusive”).
- Surcharge émotionnelle extrême : dans des situations de stress intense (par exemple, enjeu très élevé, peur de l’échec, pression sociale), les circuits émotionnels peuvent dépasser ce que la régulation consciente peut contenir.
Conclusion
- Il ne s’agit pas de s’éteindre émotionnellement, mais de cultiver une force émotionnelle contrôlée.
- Le but est de bâtir un socle robuste — une base de compétences mémorielles et des routines solides — qui résistent à l’agitation affective.
- L’émotion, tant qu’elle reste modérée, sert de carburant à l’engagement, à l’alerte cognitive.
- Le tilt survient quand l’émotion dépasse le seuil que le système de régulation peut contenir, et ce d’autant plus que la “réserve” (volonté, stabilité émotionnelle) est attaquée par l’accumulation.
Dans cette perspective, l’entraînement de la mémoire ne suffit plus — il faut entraîner la relation à l’émotion : apprendre à “sentir sans chavirer”, à accepter sans capituler, à reconnaître sans se laisser happer.

